Voici
comment je vois la chose.
L’Etranger
est là.
- le E majuscule indique que cet étranger est le mien, étranger
parce que toujours de l’autre côté, sur l’autre
bord, avec d’autres gestes, une autre langue -
une frontière, une chaussée toujours nous sépare.
Sur l’autre trottoir il marche, descend et remonte l’Avenue,
sur son trottoir à lui il s’arrête comme moi et s’appuie
contre le mur. Mais j’ai la certitude, pour avoir pu en quelques
rares occasions le vérifier, qu’il est plus fort que moi,
qu’il est capable de faire des choses qui sortent de mes compétences,
des choses qui ne ressemblent pas à ce que je sais faire, à
ce que j’ai l’habitude de faire.
Je le sais.
Car, lorsqu’il intervient, je ne me reconnais pas : relisant ce
que j’ai soigneusement noté, revoyant une série
de photos que j’ai prises d’un lieu cent fois traversé,
je ne me retrouve pas, je ne me reconnais pas.
Et cet étonnement me convient.
Me convient comme preuve.
C’est pourquoi tous mes efforts consistent à l’approcher,
à le suivre d’aussi près que possible, à
trouver des positions du corps, à inventer des comportements,
des dispositifs qui le fassent marcher puis dire et faire à ma
place.
Ainsi je ne cesse de monter et descendre entre le Cimetière Suspendu
et la Place des Grands Couturiers, essoufflé par un pas différent
du mien, mais agrippé, collé, vissé, conjoint.
Ainsi je ne cesse de dessiner les cartes de nos déambulations,
de tracer les diagrammes de nos difficiles relations.
L’étranger est peut-être une étrangère.